Dominique Tamalet et Jean-Louis Jeannin ont battu notre record plus tôt dans l’été en améliorant nettement le chrono avec 11h22min. Avec mon père, on se met en stand-by à partir du 25 juillet et une fenêtre météo apparaît pour le jour même.
Depuis Stokes Bay, on part sur l’eau vers 16h30. Nous sommes un peu dans le rush, les bouts, les drisses, les GPS, les dérives… Tout doit être bien rangé, attaché et testé avant le départ. D’ailleurs, en phase de test, le vit-de-mulet (pièce en inox qui fixe la bôme au mât) casse. Nous n’avons rien pour réparer à part des bouts. C’est suffisant pour Yvan Bourgnon « bricolite » qui fixe la bôme sur le pied de mât avec un système impensable pour un ingénieur, mais qui fonctionne pour un navigateur. Vers 18h on est enfin prêt à partir. On attend juste une bascule annoncée à 19h. Le vent tourne enfin. Dernier pipi, on boit de l’eau, mange 2 barres de céréales, 19h20 : top départ !
On part au près, tribord amure, direction la sortie du Solent. On a 2nds de courant de face, mais le vent soutenu nous permet d’avancer à environ 8nds, comme prévu.
S’accumulent alors plein de petits soucis d’équipements, pas prévus.
Ceci montre qu’on est parti un peu précipitamment : soucis de lampes, de lunettes, d’algues, de combinaisons, de compas… Des détails qui consument de l’énergie inutilement et qui peuvent être dangereux en s’accumulant.
À la sortie du Solent, nous avons de l’avance sur le chrono. Il y a plus de vent, environ 15/20nds. Mais le problème, c’est l’état de la mer. Elle est terrible ! Le front d’Ouest vient de passer et le courant contre le vent créer un vrai bouillon avec des vagues très rapprochées. On se fait bien secouer et le bateau souffre. Pourtant, on avance bien, à 14-15nds de moyenne et on file maintenant tout droit vers Saint-Malo. Tout semble s’aligner pour battre le record.
En s’éloignant de l’Angleterre, on pense que cela va s’améliorer, mais les vagues sont toujours cassantes, et même plus grosses qu’avant. Pas les conditions de navigation de la Baie de Quiberon ou des lacs suisses. C’est un peu comme le début d’un champ de bosse en luge, faut que les fesses tiennent le coup. On est à la fois à l’attaque et en survie. On s’attache avec nos harnais de sécurité et s’agrippe pour rester sur le catamaran. Et c’est même plus exigeant que sur nos précédents records. Mon père est au taquet, façon ETF26 et je régule la Grand-voile au chariot constamment. C’est le niveau d’intensité d’une régate côtière.
Mais le plus compliqué arrive avec la tombée de la nuit. Notre support de compas sur le tangon ne supporte pas la puissance des vagues et tombe sur le côté. Heureusement, il était assuré par un bout. Impossible de continuer le record sans voir notre cap. Je vais donc le chercher à l’avant et mon père le tient maintenant dans la main pour bien voir. Pas une chose à faire.
Quand je ne reborde pas le chariot, j’ai une main prête à choquer et l’autre accrochée à l’échelle. Mon père, a lui, la barre et maintenant, le compas. Plus de quoi s’accrocher à l’échelle. Après quelques minutes comme cela, le vent monte. On prend une risée et en même temps une grosse vague. Elle balaye le cata violemment. Les coques se font fouetter de travers, ça gîte fort, cabre et dans ce mouvement, je me retrouve les pieds en l’air, accroché à l’aile. Mon père, n’ayant plus « une main pour le bateau » ne peut s’accrocher, glisse de l’échelle et tombe à l’eau.
Il a sa ligne de vie et son harnais, je me dis que j’aurai juste besoin de le remonter à bord. Je regarde tout de suite derrière et là, j’aperçois mon père déjà loin. Sa ligne de vie a explosé, une partie est restée sur le trampoline. Il me crie calmement un « vire, vire ». L’entendre me confirme qu’il est conscient, vu la violence du choc, j’avais un sérieux doute.
Il ne faut pas perdre de temps. Heureusement j’ai déjà visualisé cette situation de devoir récupérer mon père à l’eau, comme lui, je suis calme et confiant sur ce que je dois faire. Je pousse la barre pour ralentir le bateau et m’aperçois que le safran tribord a un problème. En tombant, sa jambe a percuté le tube qui liait le casque de safran à la barre de liaison. Ça, je ne l’avais pas visualisé. Je réessaie la manœuvre une seconde fois, mais impossible de virer seul avec cette mer et ce safran qui tourne dans tous les sens. Toutes les 2 secondes, je lève la tête en attentant de le revoir en haut de la vague et reprendre un repère. Il est déjà loin et je ne vois déjà plus grand-chose, ça urge. Le virement est impossible : ok, on abat, on empanne, on lofe.
Je me décide à prendre le safran cassé en direct dans la main et la barre de liaison dans l’autre. Parallélisme optimal… Les bras et les mains fusent dans tous les sens et toutes les forces semblent légères sous l’adrénaline. Je pense que le bateau et les poulies n’ont jamais tourné aussi vite. Occupé à la manœuvre, je le perds de vue. En relevant la tête et me levant sur le bateau, je repère aussitôt un petit point de couleur orange. Coup de chance ! Son casque Forward WIP orange me simplifie la tâche et lui sauve sûrement la vie. Vu la distance qui nous sépare, il ne nage pas aussi vite que Laure Manaudou.
Promis, sur le moment, je ne fais pas de blague. Je lâche le safran sous le vent pour me positionner sur l’autre coque. Je veux le récupérer au vent et j’ai déjà ma trajectoire dans la tête, à l’instinct. Le safran tribord ne tient pas et bouge dans tous les sens, parfois, il se cale bien et à d’autres moments, il se met à 45 degrés et me fait déraper. Ça et les vagues, la direction est chaotique ! Je prends donc de la marge et vise bien au-dessus à son vent. Il n’est plus qu’à quelques mètres. Pour un équipier qui ne barre que quand son père dort ou tombe à l’eau, j’ai géré comme un chef me dira-t-il ensuite. À 20 mètres, je l’entends me dire « entre les coques », je n’y ai pas cru 1sec. D’ailleurs peu de temps après il me dit « Non, au vent, au vent ». Je prends un peu d’élan, le vise avec le bout de l’étrave, passe le plus proche possible puis loft en grand pour le rapprocher de moi. Je me situe alors juste devant la poutre arrière, assis sur la coque sans échelle, la main sur la barre et l’autre tendue vers lui. Il arrive un peu vite et je comprends d’un coup que son poids, son équipement, la vitesse du bateau, sa vitesse… Moi qui ai les bras aussi épais que son gros orteil, va falloir tenir ! Le bateau ralenti un peu, plus que quelques mètres, une vague pousse mon père vers moi, et Tac ! OUTCH ! Je l’ai !
J’ai les deux jambes en l’air, au bord de la coque, les bras écartelés, le père dans l’eau au bout de la main à la tombée de la nuit…
Une manœuvre à montrer dans les écoles, mais à ne pas montrer aux grands-parents.
Heureusement, il attrape vite le bateau avec l’autre main, puis arrive à se hisser presque tout seul.
« -Tu as cassé le safran
-Où ça ? Merde ! Rien d’autre ?
-Non rien d’autre c’est tout bon
-Ok, on le remonte, coince le en position haute et c’est reparti »
Je m’exécute, remonte le safran inutilisable, et hop ! La météo n’annonçant que du tribord amure, on peut donc se passer du safran au vent. Il remarque que sa combinaison s’est déchiré au niveau de la poche qui avait sa balise de détresse. Il n’aurait pas pu appeler les secours et sa combinaison prenait l’eau. La course au record reprend !
D’une oreille, je l’entends un peu en colère sur lui-même parlant dans sa barbe. On m’a souvent raconté des histoires « Ton oncle Laurent m’a sauvé la vie en mer » « Ton père Yvan m’a sauvé la vie en mer ». Ce jour-là, j’ai récupéré le Gladiateur des Mers.
On est reparti comme des fusées ! Je pense qu’on était passé à 16nds de moyenne à son retour. Si on continue sur ce rythme, on va aussi exploser le record de la catégorie des 40pieds.
Il n’en sera rien. Après environ 30 min de schuss, le safran bâbord commence à trembler. Il ne tient plus qu’à un boulon sur quatre… Si ce boulon casse, on devient un radeau. On ne peut pas continuer à forcer dessus et décidons de rentrer en Angleterre. Il faut réparer pour la prochaine fenêtre météo.
Le Stand-By n’est pas fini, à suivre…
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